Un autre poème d’Adrienne Rich, toujours à l’invitation de Chantal Ringuet, et toujours tiré de Plonger dans l’épave, qu’elle a traduit, aux éditions du Noroît.
Ce poème, comme le précédent, est un poème de résistance et de vie. Il résonne avec l’actualité, sans rien céder. Il me bouleverse. Il est juste.
Je remets ci-dessous les liens de l’article précédent, le texte est plus bas.
Merci beaucoup à Chantal, traductrice mais aussi poétesse, et bien d’autres choses. Pour découvrir son travail, c’est par ici.
Elle a également lu des poèmes de sa traduction dans la revue cunni lingus, pour leur livraison spéciale Adrienne Rich. Vous pouvez ainsi écouter et lire d’autres poèmes tirés de Plonger dans l’épave, lire des poèmes de la traduction tout juste parue du recueil Le rêve d’un langage commun , mais aussi quelques extraits d’essais. Tout est là. Et le site de la revue chaudement recommandée, ici.
Par ici pour écouter Merced lu par Adrienne Rich elle-même et par ici pour d’autres poèmes et textes lus par elle en anglais. Bravo et merci infiniment à l’université de Pennsylvanie de conserver une telle archive et de la rendre accessible.
Quelques livres d'Adrienne Rich sont traduits en français, et je vous en recommande la lecture :
Paroles d’un monde difficile, traduction de Chantal Bizzini, La rumeur libre, 2019
La contrainte à l'hétérosexualité et autres essais, éditions Mamamélis, 2010
Plonger dans l’épave, dans l’excellente traduction de Chantal Ringuet, aux très très belles éditions du Noroît (basées au Québec et où vous pouvez lire Adieu les crevettes, de Charlotte Francoeur, cette merveille)
Le rêve d’un langage commun, traduction de Lénaïg Cariou et Shira Abramovitch, éditions Lanskine
Voilà le poème dans sa version originale :
Merced
Fantasies of old age: they have rounded us up in a rest-camp for the outworn. Somewhere in some dustbowl a barbed-wire cantonment of low-cost prefab buildings, smelling of shame and hopeless incontinence identical clothes of disposable paper, identical rations of chemically flavored food Death in order, by gas, hypodermics daily to neutralize despair So I imagine my world in my seventieth year alive and outside the barbed wire a purposeless exchange of consciousness for the absence of pain. We will call this life. Yet only last summer I burned my feet in the sand of taht valley traced by the thread of the cold quick river Merced watered by plummets of white When I swam, my body ached from the righteous cold when I lay back floating the jays flittered from pine to pine and the shad moved hour by hour across El Capitan Our wine cooled in the water and I watched my sosn, half-men half-children, testing their part in a world almost archaic so precious by this time taht merely to step in pure water or stare into clear air is to feel a spasm of pain. For weeks now a rage has possessed my body, driving now out upon men and women now inward upon myself Wlaking Amsterdam Avenue I find myself in tears without knowing which thought forced wter to my eyes To speak to another human becomes a risk I think of norman Morrison the Buddhists of Saigon the black teacher last week who put himself to death to waken guilt in hearts too numb to get the message in a world of masculinity made unfit for women or men Taking off in a plane I loook down at the city which meant life to me, not death and think that somewhere there a cold center, composed of pieces of human beings metabloized, restructured by a process they do not feel is spreading over in our midst and taking over our minds a things that feels neither guilt nor rage: that is unable to hate, therefore to love. 1972
et dans la traduction de Chantal Ringuet
Sur la rivière Merced
Fantasmes d'un âge ancien: ils nous ont rassemblés dans un camp de repos pour les gens usés. Quelque part dans un désert un campement avec des fils barbelés des édifices couleurs poussière, préfabriqués et bon marché, qui sentent la honte et l'incontinence sans espoir les vêtements identiques en papier jetable, des rations identiques d'aliments aromatisés chimiquement la Mort en règle, par le gaz, les injections hypodermiques chaque jour pour neutraliser le désespoir Alors j'imagine mon monde toujours vivante à soixante-dix ans et à l'extérieur des fils barbelés une prise de conscience inutile en échange de l'absence de le douleur. C'est ce que nous appellerons la vie. Mais déjà, l'été dernier, je me suis brûlée les pieds dans le sable de cette vallée tracée par le fil de la froide et rapide rivière Merced arrosée de plumes blanches Quand je nageais, mon corps me faisait mal à cause du froid vertueux quand je m'allongeais en flottant, les geais bleus voletaient de pin en pin et l'ombre bougeait d'heure en heure sur la montagne El Capitan Notre vin refroidissait dans l'eau et j'ai observé mes fils, mi-hommes, mi-enfants, tester leur rôle dans un monde presque archaïque si précieux à cette époque que le simple fait d'avancer dans l'eau claire ou de regarder l'air pur, c'est sentir un spasme de douleur. Depuis des semaines, une rage s'est emparée de mon corps, ciblant les hommes et les femmes, et maintenant moi-même. En marchant sur l'avenue Amsterdam je fonds en larmes, sans savoir quelle pensée a poussé l'eau jusqu'à mes yeux Parler à un autre humain devient un risque Je pense à Norman Morrison, aux bouddhistes de Saigon, à l'enseignant noir qui s'est donné la mort la semaine dernière pour réveiller la culpabilité dans les cœurs trop engourdis pour saisir le message dans un monde de masculinité inadapté aux femmes et aux hommes Quand l'avion décolle, j'observe de haut la ville qui incarnait pour moi la vie, pas la mort et je pense que là-bas, quelque part, un centre froid, composé de fragments d'êtres humains métabolisés, restructurés par un processus qu'ils ne ressentent pas, se répand parmi nous et envahit nos esprits quelque chose qui n'est ni la culpabilité ni la rage : quelque chose d'impossible à détester et, par conséquent, à aimer.
Quant à pourquoi Adrienne Rich ici : j’ai lu ces poèmes pour la première fois il y a presque vingt ans, et ils sont toujours restés tout près.
Mais ces dernières années, ses poèmes et ses essais sont devenus des arbres auprès desquels je viens reprendre des forces et regarder avec lucidité la violence du monde. C'est une poésie où se retrouver. C’est une poésie où je rencontre les autres femmes, où je me lie, avec quelque chose qui n’est ni de la colère, ni de la culpabilité. Quelque chose où prendre courage, où le monde, si écroulé qu’il soit, continue.
C’est pour ça qu’elle est la première que j’ai lue ici.
Vous pouvez aussi écouter ici Chanson, tiré du même recueil.
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